Nous sommes nées dans le tumulte effroyable du barattage de la mer de lait. Sur le temple d’Angkor Vatt, les sculpteurs ont suspendu le temps à ce moment terrible et magique de notre venue au monde, une délivrance au cœur d’un millénaire de travail acharné orchestré par Vishnu, celui qui préserve l’harmonie du monde.
Nous nous sommes élevées dans le ciel tandis que les Deva et les Asura tiraient chacun à leur tour sur le naga Vasuki enroulé autour du mont Mandara, comme on tire sur une corde : les Deva du côté de la queue, les Asura du côté de la tête. Dans ce mouvement de brassage puissant et destructeur, nous dansions en attendant que surgisse l’Amrita, l’elixir d’immortalité. Parées de bijoux, vêtues des plus belles soies brodées, coiffées de riches tiares, nous incarnions cette part de beauté et de rêve qui stimule l’ardeur dans les plus durs combats. Pendant ces siècles de barattage, les fonds de l’océan ne furent que secousses, courants violents, tourbillons, poissons déchiquetés, carnage d’un combat qui en surface prenait la forme d’une collaboration entre ennemis ayant trouvé pour un temps un intérêt à s’associer. Quel sort étrange que de naître dans ces circonstances.
Quel rôle incongru que de danser au-dessus de l’horreur pour inspirer l’harmonie du monde par la perfection des arts. C’est peut-être pour notre constance en la matière que les hommes firent de nous, les Apsaras, leurs messagères auprès des dieux.
Dans ces temples de pierres, nous intercédions entre la terre et le ciel, car nos danses mythiques savaient depuis toujours séduire et convaincre les dieux.
A-L P.